C’était un après-midi orageux. Une de ces journées de fin d’été encore chaudes et pleines de vent, où les mères de famille surmenées et leurs rejetons excités passent leur temps à s’entasser dans les librairies-papeteries en brandissant des listes de fournitures plus longues encore que l’épée de sire Aragorn, roi de Gondor.

Moi, je ne me sentais pas concerné.

Eh oui, je suis comme ça : les corvées, je préfère m’en débarrasser au plus vite. Alors le cahier 96 pages de travaux pratiques avec réglures Seyes, les deux classeurs A4 à anneaux pourvus de leur pochette de douze intercalaires et le manuel d’anglais Join The Team 4e attendaient bien sagement depuis belle lurette, avec tout le reste du fourniment, dans un carton casé au pied des étagères où trône ma collection intégrale des Passepeur, des Harry Potter et des Bobby Pendragon.

Autant de temps gagné pour se consacrer à ses passions, pas vrai ? Et la mienne, de passion, je vous le donne en mille et en cent, c’est la LEC-TU-RE. Dès qu’un bon bouquin passe à ma portée, Science-Fiction et Fantastique surtout, je l’agrippe et je ne m’en sépare que lorsque j’en ai mâché et digéré chacune de ses pages…

Bref.

Cet après-midi-là, j’avais tenté de me plonger dans La Guerre des mondes, mais je tombais de sommeil. (La nuit blanche précédente passée à lire d’une traite L’Invasion des profanateurs de sépulture n’avait pas aidé, je vous l’accorde.) Je m’étais écroulé sur la page, assis à la table de la cuisine, juste au moment où le cylindre se dévisse et où le Martien pointe le bout de son tentacule pour la première fois.

C’est Nestor qui m’a brutalement réveillé.

Nestor, c’est le chien-chien tondu à ras et aux yeux comme des soucoupes volantes que Julie, ma petite sœur chérie, a reçu pour Noël, cadeau-surprise de la tante Louisette. Il est laid comme un pou, et je m’amuse souvent à l’appeler Croutard, comme le rat de Neville dans Harry Potter, mais Julie n’a pas l’air d’apprécier la plaisanterie…

Nestor, donc, jappait à perdre haleine, comme à chaque fois qu’une voiture se garait devant la maison. Il m’a fallu quelques secondes pour refaire surface, remettre mes lunettes d’aplomb, et comprendre ce que je pouvais bien fiche dans la cuisine avec un bras ankylosé et une page de livre douloureusement imprimée sur la joue.

La clé a tourné dans la serrure, et je me suis souvenu : ma mère m’avait laissé à garder la maison. Elle était partie faire des courses à la Promenade des Cygnes, le centre commercial du coin. Chouette ! Avec un peu de chance, elle m’aurait ramené de la librairie le bouquin que je lui avais demandé, Stoneheart (une histoire de statues qui prennent vie), payé avec un argent de poche durement gagné.

Elle est entrée et s’est figée, interdite. Elle m’a dévisagé avec une expression que je ne lui avais jamais vue, a laissé filé quelques secondes, puis a posé cette question, terrible et extraordinaire à la fois　:

– Mais qui es-tu ?

Et sans attendre la réponse, elle a enchaîné :

– Comment as-tu fait pour rentrer ? Qu’est-ce que tu fabriques dans ma cuisine ?