J’ai marché sans savoir où pendant un bon moment, faisant le point sur ce qui venait de se passer. La bonne nouvelle, c’est que maintenant j’étais sûr que je n’étais pas fou : c’est les autres qui l’étaient.

Ce que j’avais également appris, c’était que je me trouvais peut-être devant un cas de… (quelle était l’expression de ce pauvre Boule déjà ? Ah ! oui de manipulation mentale, et que les photos d’identité semblaient, étrangement, avoir un rapport.

Mais comment en être sûr ? Et comment faire le raccord entre le cas de Boule et celui de ma famille ?

La réponse m’est venue brutalement, sans prévenir, comme si elle avait été écrite noire sur blanc au détour d’une page d’un bouquin :

Mon père et ma mère en avaient besoin pour renouveler leur passeport – cela me revenait à présent – et Julie pour sa carte de transport scolaire. Et cet après midi-là, je vous le donne en mille les p’tits gars, il était prévu que, chacun de leur côté, tous trois passent au tout nouveau Photomaton du centre commercial…

La tête me tournait, tournait, comme si je m’étais retrouvé piégé avec Jim et Will sur le manège en folie de La Foire des ténèbres. Pourtant, en même temps, je sentais l’excitation me gagner. J’avais le sentiment que les pièces d’un puzzle géant mystérieux se mettaient lentement en place, et que j’avais un rôle à y jouer.

Je me suis forcé à respirer lentement, pour apaiser la fièvre qui m’envahissait, et après quelques instants, j’ai décidé que j’allais risquer un retour chez moi pour vérifier mon hypothèse.

Je n’avais pas d’autre choix. Si le Photomaton était en cause – et d’une certaine façon, j’espérais qu’il était en cause – alors la preuve de son méfait devait se trouver quelque part sur un coin de meuble, dans mon salon ou ma salle à manger.

J’ai pris au pas de course le chemin de la maison pour ne m’arrêter, hors d’haleine, que devant la barrière du jardin.

Il faisait presque nuit maintenant et mes parents, en général, ne sont pas des couche-tard. La lumière du salon filtrait à travers le volet fermé. Caché derrière la haie, j’ai attendu patiemment qu’elle s’éteigne, puis, à pas de loup, je me suis avancé jusqu’à la porte d’entrée. Cette dernière était barricadée bien sûr, mais cela ne m’a pas arrêté : je garde toujours un double de la clé sur moi, accrochée à un mousqueton.

Quelques grincements de serrure plus tard, je cherchais la commode à tâtons dans l’obscurité du salon. Mon genou l’a trouvée avant moi, cognant violemment contre le bois dur du meuble. J’ai étouffé une bordée d’injures, qu’il n’est pas nécessaire que je vous répète, puis mes mains ont rencontré le tiroir. Je l’ai ouvert et j’en ai tiré la lampe de poche que ma mère a la bonne idée de ranger toujours là.

Guidé par le faisceau de lumière, j’ai entamé une fouille minutieuse de la pièce, mais je n’ai pas eu à chercher longtemps : elles étaient là, devant moi, abandonnées sur la table basse, les fameuses pièces à conviction.

Je me suis emparé des trois bandes de photos d’identité et j’y ai braqué ma torche, étudiant chacun des visages avec une attention fébrile.

Ces derniers présentaient – mes soupçons se trouvaient confirmés de façon éclatante – la même transformation que sur la bande de mon pote Boule. Sur la photo du haut, l’expression était neutre, presque sévère, comme il convient pour tout cliché que l’on sait devoir terminer un jour entre les mains d’un douanier ou d’un contrôleur d’autobus. Mais pour les autres photos, oui, toutes les autres, c’était – dans le regard comme dans les traits du visage – une progressive et terrifiante descente vers l’oubli et l’égarement.

(Suite sur PAGE 12)