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J’ai laissé traîner mon regard, et je suis tombé sur une bande de papier glacé posée sur la table de chevet. Une seule mention y était inscrite : Centre commercial la Promenade des Cygnes. Je l’ai retournée machinalement.
C’était une série de quatre photos d’identité de Boule, de celles que l’on fait tirer soi-même au Photomaton. J’ai failli la reposer, mais un détail m’a intrigué. Je l’ai étudiée plus attentivement : le visage de mon pote se métamorphosait progressivement, passant de photo en photo de l’air grave que je lui connaissais si bien à une expression totalement hallucinée.
– Tu fais une sacrée tête sur cette dernière photo, lui ai-je lancé.
Toujours aucune réaction.
Je l’ai rejoint, interloqué, un brin méfiant même, devant sa console de jeux.
– Qu’est-ce qui se passe, vieux ?
Mais Boule continuait, le regard fixe, de s’agripper à son joystick. Les changements de contrastes sur l’écran illuminaient son visage d’éclairs blanchâtres, et, en guise de réponse, il s’acharnait à faire rugir le moteur de son bolide.
J’avais mes propres problèmes à régler, c’était évident, mais Boule est mon meilleur ami, et je ne pouvais m’empêcher de me sentir concerné. Je lui ai posé une main sur l’épaule.
– Tu n’as vraiment pas l’air en forme, tout à coup. Tu veux que j’appelle ta grand-mère ?
Boule m’a soudain fixé.
– Quelle grand-mère ?
Son visage avait la même expression hallucinée que sur la photo, celle du bas sur la bande. J’ai reculé d’un pas.
– Tu sais bien. Mamie Jeannette, celle qui vit avec toi…
– Aucune grand-mère ne vit avec moi. Qu’est-ce que tu racontes ?
J’ai continué à battre en retraite, jusqu’au seuil de la porte, saisi à la fois par la panique et la compréhension soudaine. Je venais de réaliser que cette expression de dingue qu’il affichait à présent, je l’avais déjà rencontrée auparavant : chez chacun des membres de ma petite famille adorée, pas plus tard que dans l’après-midi.
– Mais qui vit avec toi, alors ? ai-je tenté.
Boule a bondi de sa chaise.
– Tu me demandes qui vit avec moi ?
Sa voix devenait menaçante, menaçante et étranglée. Il s’est avancé vers moi, les bras raides et les poings serrés.
– Tu me demandes qui vit avec moi ? a-t-il répété.
C’était plus que je ne pouvais supporter. Je me suis sauvé de la maison sans demander mon reste, en dévalant l’escalier, oubliant même au passage (honte à moi) de saluer cette pauvre Mamie Jeannette.
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